TRIBUNE

L'élevage de poussière

publié le 29 mai 2001 à 1h01
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Toute notre réalité est devenue expérimentale. En l'absence de destin, l'homme moderne est livré à une expérimentation sans limites sur lui-même. Deux illustrations récentes, l'une, Loft Story, de l'illusion médiatique du réel en direct; l'autre, Catherine Millet, de l'illusion phantas-matique du sexe en direct.

Le Loft est devenu un concept universel, un condensé de parc humain d'attraction, de ghetto, de huis clos et de l'Ange Exterminateur. La réclusion volontaire comme laboratoire d'une convivialité de synthèse, d'une socialité télégénétiquement modifiée.

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C'est là, quand tout est donné à voir (comme dans Big Brother, les reality shows, etc.) qu'on aperçoit qu'il n'y a plus rien à voir. C'est le miroir de la platitude, du degré zéro, où il est fait la preuve, contrairement à tous les objectifs, de la disparition de l'autre, et peut-être même du fait que l'être humain n'est pas fondamentalement un être social. L'équivalent d'un ready-made ­ transposition telle duelle de l'everyday life, elle-même déjà truquée par tous les modèles dominants. Banalité de synthèse, fabriquée en circuit fermé et sous écran de contrôle.

En cela, le microcosme artificiel du Loft est semblable à Disneyland, qui donne l'illusion d'un monde réel, d'un monde extérieur, alors que les deux sont exactement à l'image l'un de l'autre. Tous les Etats-Unis sont Disneyland, et nous sommes tous dans le Loft. Pas besoin d'entrer dans le double virtuel de la réalité, nous y sommes déjà ­ l'univers télévisuel n'est qu'un détail holographique de la réalité globale. Jusque dans notre existence la plus quotidienne, nous sommes déjà en situation de la réalité expérimentale. Et c'est là que vient la fascination par immersion et par interactivité spontanée. S'agit-il de voyeurisme porno? Non.

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Du sexe il y en a partout ailleurs, mais ce n'est pas ce que les gens veulent. Ce qu'ils veulent profondément, c'est le spectacle de la banalité, qui est aujourd'hui la véritable pornographie, la véritable obscénité ­ celle de la nullité, de l'insignifiance et de la platitude. A l'extrême inverse du Théâtre de la Cruauté. Mais peut-être y a-t-il là une forme de cruauté, du moins virtuelle. A l'heure où la télé et les médias sont de moins en moins capables de rendre compte des événements (insupportables) du monde, ils découvrent la vie quotidienne, la banalité existentielle comme l'événement le plus meurtrier, comme l'actualité la plus violente, comme le lieu même du crime parfait. Et elle l'est en effet. Et les gens sont fascinés, fascinés et terrifiés par l'indifférence du Rien-à-dire, Rien-à-faire, par l'indifférence de leur existence même. La contemplation du Crime Parfait, de la banalité comme nouveau visage de la fatalité, est devenue une véritable discipline olympique, ou le dernier avatar des sports de l'extrême.

Tout ceci renforcé par le fait que le public est mobilisé lui-même comme juge, qu'il est lui-même devenu Big Brother. On est au-delà du panoptique, de la visibilité comme source de pouvoir et de contrôle. Il ne s'agit plus de rendre les choses visibles à un oeil extérieur, mais de les rendre transparentes à elles-mêmes, par perfusion du contrôle dans la masse, et en effaçant du coup les traces de l'opération. Ainsi les spectateurs sont impliqués dans un gigantesque contre-transfert négatif sur eux-mêmes, et, encore une fois, c'est de là que vient l'attraction vertigineuse de ce genre de spectacle.

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Au fond, tout cela correspond au droit et au désir imprévisible de l'être imprescriptible. De n'être Rien et d'être regardé en tant que tel. Il y a deux façons de disparaître: ou bien on exige de ne pas être vu (c'est la problématique actuelle du droit à l'image), ou bien on verse dans l'exhibitionnisme délirant de sa nullité. On se fait nul pour être vu et regardé comme nul ­ ultime protection contre la nécessité d'exister et l'obligation d'être soi.

D'où l'exigence contradictoire et simultanée de ne pas être vu et d'être perpétuellement visible. Tout le monde joue sur les deux tableaux à la fois, et aucune éthique ni législation ne peut venir à bout de ce dilemme ­ celui du droit inconditionnel de voir et celui, tout aussi inconditionnel, de ne pas être vu. L'information maximale fait partie des droits de l'homme, donc aussi la visibilité forcée, la surexposition aux lumières de l'information.

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L'expression de soi comme forme ultime de l'aveu, dont parlait Foucault. Ne garder aucun secret. Parler, parler, communiquer inlassablement. Telle est la violence faite à l'être singulier et à son secret. Et en même temps, c'est une violence faite au langage, car à partir de là lui aussi perd son originalité, il n'est plus que médium, opérateur de visibilité, il perd toute dimension ironique ou symbolique ­ là où le langage est plus important que ce dont il parle.

Et le pire dans cette obscénité, dans cette impudeur, c'est le partage forcé, c'est cette complicité automatique du spectateur, qui est l'effet d'un véritable chantage. C'est là l'objectif le plus clair de l'opération: la servilité des victimes, mais la servilité volontaire, celle des victimes jouisseuses du mal qu'on leur fait, de la honte qu'on leur impose. Le partage par toute une société de son mécanisme fondamental: l'exclusion ­ interactive, c'est le comble! Décidée en commun, consommée avec enthousiasme.

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Si tout fini dans la visibilité, qui est, comme la chaleur dans la théorie de l'énergie, la forme la plus dégradée de l'existence, cependant le point crucial est de réussir à faire de cette perte de tout espace symbolique, de cette forme extrême de désenchantement de la vie un objet de contemplation, de sidération et de désir pervers. «L'humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens l'est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d'elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre.» (Walter Benjamin)

L'expérimental prend ainsi partout la place du réel et de l'imaginaire. Partout ce sont les protocoles de la science et de la vérification qui nous sont inoculés, et nous sommes en train de disséquer, en vivisection, sous le scalpel de la caméra, la dimension relationnelle et sociale, hors de tout langage et contexte symbolique. Catherine Millet aussi, c'est de l'expérimental ­ autre genre de «vivi-sexion»: tout l'imaginaire de la sexualité est balayé, il ne reste qu'un protocole en forme de vérification illimité du fonctionnement sexuel, d'un mécanisme qui au fond n'a plus rien de sexuel.

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Double contresens: ­ celui de faire de la sexualité elle-même la référence ultime. Refoulée ou manifestée, la sexualité n'est au mieux qu'une hypothèse et, en tant qu'hypothèse, il est faux d'en faire une vérité et une référence. L'hypothèse sexuelle n'est peut-être elle-même qu'un fantasme, et de toute façon, c'est dans le refoulement que la sexualité a pris cette autorité et cette aura d'attracteur étrange ­ manifestée elle perd même cette qualité potentielle;

­ d'où le contresens et l'absurdité du passage à l'acte et d'une «libération» systématique du sexe: on ne «libère» pas une hypothèse. Quant à faire la preuve du sexe par le sexe, quelle tristesse! Comme si tout n'était pas dans la déplacement, dans le détour, le transfert, la métaphore ­ tout est dans le philtre de la séduction, dans le détournement, non pas dans le sexe et dans le désir, mais dans le jeu avec le sexe et le désir. C'est ce qui rend de toute façon impossible l'opération du sexe «en direct», de même que la mort en direct, ou de l'événement en direct dans l'information ­ tout ceci est incroyablement naturaliste. C'est la prétention de tout faire advenir au monde réel, de tout précipiter dans une réalité intégrale. Et quelque part ceci est l'essence même du pouvoir. «La corruption du pouvoir est d'inscrire dans le réel tout ce qui était de l'ordre du rêve...»

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La clef nous est donnée par Jacques Henric dans sa conception de l'image et de la photographie: inutile de se voiler la face, notre curiosité envers les images est toujours d'ordre sexuel ­ tout ce qu'on y cherche c'est finalement le sexe, et tout particulièrement le sexe féminin. C'est là non seulement l'Origine du monde (Courbet), mais l'origine de toutes les images. Donc allons-y sans détour, et photographions cette seule chose, obéissons sans entraves à la pulsion scopique! Tel est le principe d'une «realerotik», dont l'acting-out copulatoire perpétuel de Catherine Millet est l'équivalent pour le corps: puisque finalement ce dont tout le monde rêve, c'est l'usage sexuel illimité du corps, passons sans détour à l'exécution du programme!

Plus de séduction, plus de désir, plus même de jouissance, tout est là, dans la répétition innombrable, dans une accumulation où la quantité se méfie par-dessus tout de la qualité. Séduction forclose. La seule question qu'on voudrait lui poser, c'est celle que murmure l'homme à l'oreille de la femme au cours d'une orgie. Elle est en fait au-delà de la fin, là où tous les processus prennent une allure exponentielle et ne peuvent que se redoubler indéfiniment. Ainsi pour Jarry, dans le Surmâle, une fois atteint le seuil critique dans l'amour, on peut le faire indéfiniment, c'est le stade automatique de la machine sexuelle. Quand le sexe n'est plus qu'un sex-processing, il devient transfini et exponentiel. Il n'atteint cependant pas son but, qui serait d'épuiser le sexe, d'aller au terme de son exercice. C'est évidemment impossible. Cette impossibilité est tout ce qui reste d'une revanche de la séduction, ou de la sexualité elle-même, sur ses opérateurs sans scrupule ­ sans scrupule pour eux-mêmes, pour leur propre désir et pour leur propre plaisir.

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«Penser comme une femme enlève sa robe» dit Bataille. Oui, mais la naïveté de toutes les Catherine Millet, c'est de penser qu'on enlève sa robe pour se déshabiller, pour se mettre à nu et accéder ainsi à la vérité nue, celle du sexe ou celle du monde. Si on enlève sa robe, c'est pour apparaître ­ non pas apparaître nue comme la vérité (qui peut croire que la vérité reste la vérité quand on lui enlève son voile?) mais pour naître au royaume des apparences, c'est-à-dire de la séduction ­ ce qui est tout le contraire.

Contresens total de cette vision moderne et désenchantée qui considère le corps comme un objet qui n'attend que d'être déshabillé, et du sexe comme un désir qui n'attend que de passer à l'acte et de jouir. Alors que toutes les cultures du masque, du voile, de l'ornement disent exactement le contraire: elles disent que le corps est une métaphore, et que le véritable objet de désir et de jouissance, ce sont les signes, les marques qui l'arrachent à sa nudité, à sa naturalité, à sa «vérité», à la réalité intégrale de son être physique. Partout c'est la séduction qui arrache les choses à leur vérité, (y compris à leur vérité sexuelle). Et si la pensée enlève sa robe, ce n'est pas pour se révéler nue, ce n'est pas pour dévoiler le secret de ce qui jusque-là aurait été caché, c'est pour faire apparaître ce corps comme définitivement énigmatique, définitivement secret, comme objet pur dont le secret ne sera jamais levé, et n'a pas lieu de l'être.

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Dans ces conditions, la femme afghane au moucharabieh, la femme grillagée en couverture de Elle, fait figure d'alternative éclatante à cette vierge folle de Catherine Millet. L'excès du secret contre l'excès d'impudeur.

D'ailleurs cette impudeur même, cette obscénité radicale (comme celle de Loft Story) est encore un voile, le dernier des voiles ­ infranchissables celui-là, celui qui s'interpose quand on croit les avoir tous déchirés. On voudrait toucher au pire, au paroxysme de l'exhibition, à la dénudation totale, à la réalité absolue, au direct et à l'écorché vif ­ on n'y arrive jamais. Rien à faire ­ le mur de l'obscène est infranchissable. Et paradoxalement cette quête perdue fait d'autant mieux ressurgir la règle du jeu fondamentale: celle du sublime, du secret, de la séduction, celle même qu'on traque à mort dans la succession des voiles déchirés.

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Et pourquoi ne pas faire l'hypothèse, inverse de celle du voyeurisme et de la stupidité collective, que ce que cherchent les gens ­ nous tous ­ en se heurtant à ce mur de l'obscène, c'est justement de pressentir que justement il n'y a rien à voir, qu'on n'en saura jamais le fin mot, et de vérifier ainsi a contrario la puissance ultime de la séduction? Vérification désespérée, mais l'expérimental est toujours désespéré. Ce que prétend vérifier Loft Story, c'est que l'être humain est un être social ­ ce qui n'est pas sûr. Ce que prétend vérifier Catherine Millet, c'est qu'elle est un être sexué ­ ce qui n'est pas du tout sûr non plus. Ce qui est vérifié dans ces expérimentations, ce sont les conditions mêmes de l'expérimentation, simplement portées à leur limite. Le système se décode au mieux dans ses extravagances, mais il est le même partout. La cruauté est la même partout. Tout cela se résume finalement, pour reprendre Duchamp, à un «élevage de poussière».